Penfield
Le déclic de l'orgue d'humeur situé près de son lit réveilla Rick Deckard. Agréablement surpris, comme chaque jour, par la qualité de son éveil, il se dressa dans son lit puis, debout dans son pyjama multicolore, il étira ses membres. Dans le lit jumeau, sa femme Iran ouvrit des yeux gris sans joie, cligna deux ou trois fois des paupières en grognant, puis referma les yeux.
- Tu n'as pas réglé ton Penfield assez haut, lui fit-il observer. Je vais t'arranger ça, et tu te sentiras bien réveillée...
- Touche pas mon orgue ! (Sa voix était pleine de rancoeur). Je ne veux pas me réveiller.
Il s'assit à côté d'elle, se pencha et lui expliqua doucement :
- Si
tu règles la décharge de manière à ce qu'elle soit assez forte, tu
seras heureuse de te réveiller. C'est tout l'intérêt de la chose ! Tu
mets le bouton sur C et tu atteins d'un seul coup à la conscience
éveillée. Comme moi.
Parce qu'il se sentait bien disposé à l'égard
du monde entier - il avait réglé son propre appareil sur D -, il
caressa la pâle épaule nue.
- Retire ta sale patte de flic de mon épaule !
- Je ne suis pas un flic...
Il se sentait irrité. Ça ne correspondait absolument pas au réglage de son orgue d'humeur.
- C'est vrai, répliqua sa femme, les yeux toujours fermés, tu n'es qu'un assassin à la solde des flics.
- Jamais de ma vie je n'ai tué un seul être humain.
Il était plus qu'irrité, maintenant, carrément hostile.
- Non, bien sûr. Rien que ces pauvres androïdes.
-
N'empêche que tu n'as jamais eu le moindre scrupule à dépenser le fric
des primes pour satisfaire tes caprices (Il se leva et marcha jusqu'au
clavier de son orgue d'humeur). Au lieu de faire les économies qui nous
permettraient d'acheter un vrai mouton pour remplacer l'imitation
électrique que nous avons là-haut ! Rien qu'un animal électrique, avec
tout ce que j'ai gagné depuis des années...
Devant le clavier il hésita
entre un dépresseur thalamique qui calmerait sa rage et un stimulant
qui le rendrait assez furieux pour se tirer de la dispute a son
avantage. Les yeux grands ouverts, cette fois, Iran l'observait.
-
Si tu te programmes une saloperie, je te préviens que j'en ferai
autant. Je vais me bloquer sur l'intensité maximale et te servir une
engueulade dont tu te souviendras. Vas-y, essaye !
Elle bondit hors de
son lit pour gagner le clavier de son orgue personnel et resta plantée
là, dans une attitude féroce.
Il poussa un soupir. Elle avait gagné.
- Je me contenterai de mon programme du jour.
Un
coup d'oeil à la date du 3 janvier 1992 lui apprit qu'il avait besoin
d'une attitude sérieuse afin d'aborder sa journée dans un esprit
constructif.
- Si je me conforme à mon agenda, tu en feras autant ? demanda-t-il d'un ton méfiant.
- Mon programme du jour prévoit six heures de dépression et d'auto-accusation, dit Iran.
-
Hein ? Pourquoi as-tu programmé cela ? (C'était contraire au principe
même de l'orgue à humeur). Je ne savais même pas que l'on pouvait se
programmer sur un truc comme ça, ajouta-t-il d'un ton sinistre.
-
Un
après-midi, expliqua Iran, j'étais assise ici, j'avais mis l'Ami
Buster, bien sûr. Il parlait d'une grande nouvelle qu'il va annoncer
bientôt, et juste à ce moment là il y a eu un spot publicitaire, tu
sais, le spot que je déteste, le machin de plomb de Mountibank, là...
Alors j'ai coupé le son pour un moment. Et j'ai entendu... la baraque.
Notre immeuble, quoi. j'ai entendu le...
Elle fit un geste.
- Les appartements vides, dit Rick.
Il les entendait, lui aussi, parfois, la nuit, quand il était censé dormir. Et pourtant, pour l'époque, un immeuble en coprop à moitié plein
c'était déjà pas mal - le haut du panier du point de vue densité de
population. Là-bas, dans ce qui avait été, avant la guerre, la
banlieue, on trouvait des immeubles entièrement vides... C'est ce qu'on
lui avait raconté, et il n'avait pas jugé utile d'aller vérifier sur
place.
- A ce moment-là, poursuivit Iran, j'étais sur 382, je venais
de me le programmer. Et je me rendais compte du vide intellectuel, mais
on ne peut pas dire que je le sentais. Ma première réaction a
été de me dire je j'avais du pot de pouvoir me payer un Penfield. Et
puis j'ai compris combien c'était morbide de ressentir l'absence de
vie, pas seulement dans cette baraque mais partout. et de rester sans
réaction. Tu vois ce que je veux dire ? Apparemment pas. Bon. Mais
enfin, avant, c'était considéré comme le signe d'une maladie mentale "
absence de réaction affective appropriée " - autisme... Alors j'ai
laissé la télé sans son, je me suis assise devant mon orgue et j'ai
commencé à faire des expériences. J'ai fini par trouver une position,
une combinaison qui te donne le désespoir.
Son visage sombre était emprunt d'une amère satisfaction, comme si elle avait réellement réussi quelque chose qui vaille le coup.
- Je me programme ça deux fois par mois, maintenant. J'estime que c'est
raisonnable de se donner, quoi ? une douzaine d'heures par mois pour
désespérer de tout, surtout après être resté ici, sur la terre, quand
tous les petits malins se sont taillés, tu ne trouves pas ?
-
Mais
Bon Dieu ! une humeur comme ça, dit Rick, tu risques d'y rester ! De ne
plus avoir envie de composer un moyen d'en sortir ! Un désespoir
pareil, sur la réalité globale, c'est une humeur qui se perpétue
d'elle-même...
-
Pas si con ! Je programme une correction de programme automatique
dans les trois heures, expliqua Iran, fière de son astuce. Je me mets
en 481 - Conscience des multiples possibilités que recèle pour moi
l'avenir, renouveau d'espoir en...
- Je sais ce que c'est qu'un 481,
l'interrompit Rick (Il avait souvent eu le besoin de composer la
combinaison pour lui-même). Te fatigue pas. Écoute, dit-il en
s'asseyant sur son lit et en lui prenant la main, même avec une
interruption automatique pré-programmée, c'est très dur ce que tu fais.
Toutes les déprimes sont dures. Laisse tomber ton agenda, et je laisse
tomber le mien. On se compose un petit 104, tous les deux, on en
profite ensemble, et toi tu y restes pendant que moi je me refais mon
attitude boulot-boulot habituelle. Comme ça, j'irai faire un petit tour
sur le toit pour voir le mouton et je filerai au bureau en étant sûr
que tu ne resteras pas ici à ruminer devant la télé, d'accord ?
Lâchant
ses longs doigts fuselés, il traversa le vaste appartement en direction
de la salle de séjour où traînait une vague odeur de tabac refroidi.
Arrivé là, il se pencha sur le récepteur de télévision pour le mettre
en marche. Depuis la chambre à coucher, la voix d'Iran lui parvint.
- Ça m'ennuie, la télé, avant le petit-déjeuner.
-
Alors compose-toi un triple 888, dit Rick pendant que le récepteur
chauffait. Avec un désir de regarder la télé quel que soit le
programme...
- Je n'ai pas envie de me programmer QUOI QUE CE SOIT pour le moment, l'interrompit Iran.
- Essaie au moins le 3 !
-
Tu flanches ou quoi ? je ne vais certainement pas me composer une
stimulation corticale qui me donnera envie de composer quelque chose !
Si je te dis que je ne veux rien me programmer, ce n'est tout de même
pas pour composer ça ! Tu sais très bien que ça me donnerait aussitôt
envie de composer quelque chose. Or c'est exactement de ça que j'ai le
moins envie pour le moment. Tout ce que je veux, c'est rester assise là, sur mon lit, à regarder le plancher.
Son
ton devenait de plus en plus coupant, au fur et à mesure qu'un
linceul glacial de tristesse tombait sur ses épaules comme une chape
de plomb, plongeant son âme dans une inertie presque absolue.
Il
monta le son de la télévision, et la voix de l'Ami Buster éclata dans
la pièce : "Hello les copains ! Quelques mots sur le temps qu'il
fera aujourd'hui : le satellite Mangouste communique qu'une
recrudescence de retombées est à craindre autour de midi. ensuite, les
choses s'arrangeront progressivement. Alors si vous devez sortir
aujourd'hui... "
Iran le rejoignit tout à coup dans un frou-frou de sa longue chemise de nuit et éteignit le poste.
-
D'accord ! tu m'as eue. J'abandonne ! Je vais composer tout ce que tu
voudras - Extase sexuelle prolongée, si tu veux ? Au point où j'en
suis, je pourrais supporter n'importe quoi, même ça. Qu'est-ce que
ça change, après tout, hein ?
- Je vais composer pour nous deux, dit
Rick en la reconduisant dans la chambre.
Devant sa console à elle, il
composa un 594 : soumission reconnaissante à la sagesse de l'époux dans
tous les domaines. Devant sa propre console, il composa une attitude
inventive et créative à l'égard de son travail. programme inutile.
chez lui, c'était inné, instinctif, indépendamment de toute stimulation
corticale artificielle due au système Penfield.
Après un petit
déjeuner avalé à la hâte - il avait perdu du temps avec cette dispute
- , il s'équipa de son écran occipito-nasal au plomb, modèle Ajax chez
Mountibank, et gagna les terrasses couvertes, sur le toit de
l'immeuble, où "broutait" son mouton électrique. Là-haut, cet
incroyable tas de ferraille ultra-perfectionné bouffait de l'herbe d'un
air ravi, sous l'oeil jaloux des autres occupants de l'immeuble.
Bien
sûr, certains de leur animaux à eux aussi n'étaient que des
contrefaçons électroniques. Mais il n'était jamais allé y mettre le
nez, pas plus que ses voisins n'étaient venus voir de près le
fonctionnement réel de son mouton. Car demander : "c'est un vrai mouton
? " aurait été plus grossier encore que de se renseigner sur
l'authenticité des dents ou des cheveux d'un particulier.
L'air
matinal, chargé de particules radioactives qui le rendaient grisâtre et
masquaient le soleil, lui rota au nez comme un renvoi d'évier bouché, et
il ne put s'empêcher de renifler l'odeur de mort...
Retranscription des 6 premières pages de "Do androids dream of electric sheep ?", de Ph.K.Dick (1968)
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Dick est un auteur à qui l'on peut reprocher pas mal
de choses, à commencer par la faiblesse de son style littéraire -
peut-être démesurément accentuée par les traductions dont ses oeuvres
ont bénéficié. Mais l'on ne m'ôtera pas de la tête que, sous le décor en
carton-pâte science-fictionnel dans lequel il situe ses récits, il
touche - à chaque fois - à quelque approche fondamentale de la nature
humaine... L'intrigue, le contexte,... qu'importent. Les portraits et
les interrogations existentielles qui traversent ses personnages sont
d'une acuité extrême, et là réside son génie, même si l'extrait ci-dessus n'en est pas forcément le meilleur exemple...
Heu... Amen.
EDIT, suite au commentaire de Nouilles :
En trois phrase lapidaires,
je me fais critique littéraire de seconde zone - mais y en a-t-il
de première? - et je me permets de critiquer la plume d'un auteur
que j'adore alors que ce n'était pas mon intention.
Ce dont je voulais parler, c'est de ce "décor en carton-pâte
science-fictionnel", toutes ces tartes à la crème sf ( E.T., vaisseaux
spatiaux, etc. Je ne crache pas dessus mais je ne suis pas fan de ce
genre de sf ) que Dick sert à ses éditeurs pour coller à leur ligne
éditoriale alors qu'au fond rien de tout cela ne le passionne. Ses
thèmes de prédilection sont d'une autre portée : la nature de la
réalité ; le divin ; la question du double ; la mort ; le temps etc.
'Ubik', qu'évoque Nouilles et dont j'ai retranscrit quelques extrais dans cette catégorie,
en est sans doute la meilleure illustration, avec sa première partie à
la limite de la caricature (mais néanmoins agréable et pleine d'humour)
qui nous plonge dans une espèce de torpeur confortable - le terrain est
connu et cent fois décliné - pour mieux nous bousiller la tête dans les
quelques 100 pages qui restent et nous laisser dans un état
indescriptible une fois le bouquin refermé...
Pour ceux que cela intéresse, on trouvera ici un bref commentaire de Dick lui-même sur le livre en question et sur de nombreux autres. Le site dont cette page est extraite est par ailleurs très complet, comme quoi le fond n'est pas la forme :p
Soit. Je stoppe ici cette glose
inutile, j'ai trop peur de retomber dans de vieux réflexes de lecteur
de sf sur la défensive :)
Lisez !