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Procrastination
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21 juin 2005

Penfield

                      

2290314943.08.lzzzzzzz1    Le déclic de l'orgue d'humeur situé près de son lit réveilla Rick Deckard. Agréablement surpris, comme chaque jour, par la qualité de son éveil, il se dressa dans son lit puis, debout dans son pyjama multicolore, il étira ses membres. Dans le lit jumeau, sa femme Iran ouvrit des yeux gris sans joie, cligna deux ou trois fois des paupières en grognant, puis referma les yeux.

- Tu n'as pas réglé ton Penfield assez haut, lui fit-il observer. Je vais t'arranger ça, et tu te sentiras bien réveillée...
- Touche pas mon orgue ! (Sa voix était pleine de rancoeur). Je ne veux pas me réveiller.
    Il s'assit à côté d'elle, se pencha et lui expliqua doucement :
- Si tu règles la décharge de manière à ce qu'elle soit assez forte, tu seras heureuse de te réveiller. C'est tout l'intérêt de la chose ! Tu mets le bouton sur C et tu atteins d'un seul coup à la conscience éveillée. Comme moi.
    Parce qu'il se sentait bien disposé à l'égard du monde entier - il avait réglé son propre appareil sur D -, il caressa la pâle épaule nue.
- Retire ta sale patte de flic de mon épaule !
- Je ne suis pas un flic...
    Il se sentait irrité. Ça ne correspondait absolument pas au réglage de son orgue d'humeur.
- C'est vrai, répliqua sa femme, les yeux toujours fermés, tu n'es qu'un assassin à la solde des flics.
- Jamais de ma vie je n'ai tué un seul être humain.
    Il était plus qu'irrité, maintenant, carrément hostile.
- Non, bien sûr. Rien que ces pauvres androïdes.
- N'empêche que tu n'as jamais eu le moindre scrupule à dépenser le fric des primes pour satisfaire tes caprices (Il se leva et marcha jusqu'au clavier de son orgue d'humeur). Au lieu de faire les économies qui nous permettraient d'acheter un vrai mouton pour remplacer l'imitation électrique que nous avons là-haut ! Rien qu'un animal électrique, avec tout ce que j'ai gagné depuis des années...
    Devant le clavier il hésita entre un dépresseur thalamique qui calmerait sa rage et un stimulant qui le rendrait assez furieux pour se tirer de la dispute a son avantage. Les yeux grands ouverts, cette fois, Iran l'observait.
- Si tu te programmes une saloperie, je te préviens que j'en ferai autant. Je vais me bloquer sur l'intensité maximale et te servir une engueulade dont tu te souviendras. Vas-y, essaye !
    Elle bondit hors de son lit pour gagner le clavier de son orgue personnel et resta plantée là, dans une attitude féroce.
    Il poussa un soupir. Elle avait gagné.
- Je me contenterai de mon programme du jour.
    Un coup d'oeil à la date du 3 janvier 1992 lui apprit qu'il avait besoin d'une attitude sérieuse afin d'aborder sa journée dans un esprit constructif.
- Si je me conforme à mon agenda, tu en feras autant ? demanda-t-il d'un ton méfiant.
- Mon programme du jour prévoit six heures de dépression et d'auto-accusation, dit Iran.
- Hein ? Pourquoi as-tu programmé cela ? (C'était contraire au principe même de l'orgue à humeur). Je ne savais même pas que l'on pouvait se programmer sur un truc comme ça, ajouta-t-il d'un ton sinistre.
- Un après-midi, expliqua Iran, j'étais assise ici, j'avais mis l'Ami Buster, bien sûr. Il parlait d'une grande nouvelle qu'il va annoncer bientôt, et juste à ce moment là il y a eu un spot publicitaire, tu sais, le spot que je déteste, le machin de plomb de Mountibank, là... Alors j'ai coupé le son pour un moment. Et j'ai entendu... la baraque. Notre immeuble, quoi. j'ai entendu le...
    Elle fit un geste.
- Les appartements vides, dit Rick.
    Il les entendait, lui aussi, parfois, la nuit, quand il était censé dormir. Et pourtant, pour l'époque, un immeuble en coprop à moitié plein c'était déjà pas mal - le haut du panier du point de vue densité de population. Là-bas, dans ce qui avait été, avant la guerre, la banlieue, on trouvait des immeubles entièrement vides... C'est ce qu'on lui avait raconté, et il n'avait pas jugé utile d'aller vérifier sur place.
- A ce moment-là, poursuivit Iran, j'étais sur 382, je venais de me le programmer. Et je me rendais compte du vide intellectuel, mais on ne peut pas dire que je le sentais. Ma première réaction a été de me dire je j'avais du pot de pouvoir me payer un Penfield. Et puis j'ai compris combien c'était morbide de ressentir l'absence de vie, pas seulement dans cette baraque mais partout. et de rester sans réaction. Tu vois ce que je veux dire ? Apparemment pas. Bon. Mais enfin, avant, c'était considéré comme le signe d'une maladie mentale " absence de réaction affective appropriée " - autisme... Alors j'ai laissé la télé sans son, je me suis assise devant mon orgue et j'ai commencé à faire des expériences. J'ai fini par trouver une position, une combinaison qui te donne le désespoir.
    Son visage sombre était emprunt d'une amère satisfaction, comme si elle avait réellement réussi quelque chose qui vaille le coup.
- Je me programme ça deux fois par mois, maintenant. J'estime que c'est raisonnable de se donner, quoi ? une douzaine d'heures par mois pour désespérer de tout, surtout après être resté ici, sur la terre, quand tous les petits malins se sont taillés, tu ne trouves pas ?
- Mais Bon Dieu ! une humeur comme ça, dit Rick, tu risques d'y rester ! De ne plus avoir envie de composer un moyen d'en sortir ! Un désespoir pareil, sur la réalité globale, c'est une humeur qui se perpétue d'elle-même...
- Pas si con ! Je programme une correction de programme automatique dans les trois heures, expliqua Iran, fière de son astuce. Je me mets en 481 - Conscience des multiples possibilités que recèle pour moi l'avenir, renouveau d'espoir en...
- Je sais ce que c'est qu'un 481, l'interrompit Rick (Il avait souvent eu le besoin de composer la combinaison pour lui-même). Te fatigue pas. Écoute, dit-il en s'asseyant sur son lit et en lui prenant la main, même avec une interruption automatique pré-programmée, c'est très dur ce que tu fais. Toutes les déprimes sont dures. Laisse tomber ton agenda, et je laisse tomber le mien. On se compose un petit 104, tous les deux, on en profite ensemble, et toi tu y restes pendant que moi je me refais mon attitude boulot-boulot habituelle. Comme ça, j'irai faire un petit tour sur le toit pour voir le mouton et je filerai au bureau en étant sûr que tu ne resteras pas ici à ruminer devant la télé, d'accord ?
    Lâchant ses longs doigts fuselés, il traversa le vaste appartement en direction de la salle de séjour où traînait une vague odeur de tabac refroidi. Arrivé là, il se pencha sur le récepteur de télévision pour le mettre en marche. Depuis la chambre à coucher, la voix d'Iran lui parvint.
- Ça m'ennuie, la télé, avant le petit-déjeuner.
- Alors compose-toi un triple 888, dit Rick pendant que le récepteur chauffait. Avec un désir de regarder la télé quel que soit le programme...
- Je n'ai pas envie de me programmer QUOI QUE CE SOIT pour le moment, l'interrompit Iran.
- Essaie au moins le 3 !
- Tu flanches ou quoi ? je ne vais certainement pas me composer une stimulation corticale qui me donnera envie de composer quelque chose ! Si je te dis que je ne veux rien me programmer, ce n'est tout de même pas pour composer ça ! Tu sais très bien que ça me donnerait aussitôt envie de composer quelque chose. Or c'est exactement de ça que j'ai le moins envie pour le moment. Tout ce que je veux, c'est rester assise là, sur mon lit, à regarder le plancher.
    Son ton devenait de plus en plus coupant, au fur et à mesure qu'un linceul glacial de tristesse tombait sur ses épaules comme une chape de plomb, plongeant son âme dans une inertie presque absolue.
    Il monta le son de la télévision, et la voix de l'Ami Buster éclata dans la pièce : "Hello les copains ! Quelques mots sur le temps qu'il fera aujourd'hui : le satellite Mangouste communique qu'une recrudescence de retombées est à craindre autour de midi. ensuite, les choses s'arrangeront progressivement. Alors si vous devez sortir aujourd'hui... "
    Iran le rejoignit tout à coup dans un frou-frou de sa longue chemise de nuit et éteignit le poste.
- D'accord ! tu m'as eue. J'abandonne ! Je vais composer tout ce que tu voudras - Extase sexuelle prolongée, si tu veux ? Au point où j'en suis, je pourrais supporter n'importe quoi, même ça. Qu'est-ce que ça change, après tout, hein ?
- Je vais composer pour nous deux, dit Rick en la reconduisant dans la chambre.
    Devant sa console à elle, il composa un 594 : soumission reconnaissante à la sagesse de l'époux dans tous les domaines. Devant sa propre console, il composa une attitude inventive et créative à l'égard de son travail. programme inutile. chez lui, c'était inné, instinctif, indépendamment de toute stimulation corticale artificielle due au système Penfield.
    Après un petit déjeuner avalé à la hâte - il avait perdu du temps avec cette dispute - , il s'équipa de son écran occipito-nasal au plomb, modèle Ajax chez Mountibank, et gagna les terrasses couvertes, sur le toit de l'immeuble, où "broutait" son mouton électrique. Là-haut, cet incroyable tas de ferraille ultra-perfectionné bouffait de l'herbe d'un air ravi, sous l'oeil jaloux des autres occupants de l'immeuble.
    Bien sûr, certains de leur animaux à eux aussi n'étaient que des contrefaçons électroniques. Mais il n'était jamais allé y mettre le nez, pas plus que ses voisins n'étaient venus voir de près le fonctionnement réel de son mouton. Car demander : "c'est un vrai mouton ? " aurait été plus grossier encore que de se renseigner sur l'authenticité des dents ou des cheveux d'un particulier.
    L'air matinal, chargé de particules radioactives qui le rendaient grisâtre et masquaient le soleil, lui rota au nez comme un renvoi d'évier bouché, et il ne put s'empêcher de renifler l'odeur de mort...

Retranscription des 6 premières pages de "Do androids dream of electric sheep ?", de Ph.K.Dick (1968)

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    Dick est un auteur à qui l'on peut reprocher pas mal de choses, à commencer par la faiblesse de son style littéraire - peut-être démesurément accentuée par les traductions dont ses oeuvres ont bénéficié. Mais l'on ne m'ôtera pas de la tête que, sous le décor en carton-pâte science-fictionnel dans lequel il situe ses récits, il touche - à chaque fois - à quelque approche fondamentale de la nature humaine... L'intrigue, le contexte,... qu'importent. Les portraits et les interrogations existentielles qui traversent ses personnages sont d'une acuité extrême, et là réside son génie, même si l'extrait ci-dessus n'en est pas forcément le meilleur exemple...
Heu... Amen.

EDIT, suite au commentaire de Nouilles :

    En trois phrase lapidaires, je  me fais critique littéraire de seconde zone - mais y en a-t-il de première? - et je me permets de critiquer la plume  d'un auteur que j'adore alors que ce n'était pas mon intention.
Ce dont je voulais parler, c'est de ce "décor en carton-pâte science-fictionnel", toutes ces tartes à la crème sf ( E.T., vaisseaux spatiaux, etc. Je ne crache pas dessus mais je ne suis pas fan de ce genre de sf ) que Dick sert à ses éditeurs pour coller à leur ligne éditoriale alors qu'au fond rien de tout cela ne le passionne. Ses thèmes de prédilection sont d'une autre portée : la nature de la réalité ; le divin ; la question du double ; la mort ; le temps etc.

        'Ubik', qu'évoque Nouilles et dont j'ai retranscrit quelques extrais dans cette catégorie, en est sans doute la meilleure illustration, avec sa première partie à la limite de la caricature (mais néanmoins agréable et pleine d'humour) qui nous plonge dans une espèce de torpeur confortable - le terrain est connu et cent fois décliné - pour mieux nous bousiller la tête dans les quelques 100 pages qui restent et nous laisser dans un état indescriptible une fois le bouquin refermé...
Pour ceux que cela intéresse, on trouvera ici un bref commentaire de Dick lui-même sur le livre en question et sur de nombreux autres. Le site dont cette page est extraite est par ailleurs très complet, comme quoi le fond n'est pas la forme :p

    Soit. Je stoppe ici cette glose inutile, j'ai trop peur de retomber dans de vieux réflexes de lecteur de sf sur la défensive :)
Lisez !

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Commentaires
P
Oui ?<br /> On me provoque là ?<br /> Je devais dormir pour avoir raté ton billet mais c'est pas une raison pour m'allumer avec les fameux C-beams ! ;)<br /> <br /> La belle au bois dormant <br /> a fermé les écoutilles<br /> elle hiberne<br /> elle hiberne<br /> <br /> La réveillez pas<br /> laissez-la<br /> la réveillez pas<br /> pas avant 2043
1
Anitta : Ha ben non, je ne connaissais pas... assez hallucinant ! Merci pour le lien.
M
Et comme en fait il n'y a pas beaucoup de risque, j'ai pas mis de "s".
M
Hémi.. parce que si je dis merci ça peut passer pour un commentaire intelligent, ou presque... du coup tu risque d'être moins fan :p
A
Tu connais sûrement, mais bon...<br /> <br /> http://www.pkdandroid.org/<br /> <br /> Les explications sont là :<br /> http://www.nanoblog.com/past/2005/06/philip_k_dick_v.htm
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